C'est pourquoi quand nous sommes arrivés à une heure et quart aujourd'hui et que ma mère nous a accueillis les yeux un peu rouges avant que mon père ne débarque en slip au milieu du salon avec une barbe de taliban, je n'ai pas été étonnée. C'était le schéma classique d'une famille excentrique. De Rothschild n'a qu'à bien se tenir.
Comme à chaque Noël, ma mère nous a discrètement annoncé son intention de divorcer entre deux verres de kir, et comme à chaque Noël aussi mon père a sorti son flingue chargé (vous avez bien lu, chargé) avant de le poser sur la table. L'espace d'un instant j'ai cru qu'il allait jouer à la roulette russe. J'ai regardé son verre de blanc, repensé au verre de rosé précédent et à la flûte de champagne qui allait suivre. J'ai pris mes jambes à mon cou. Courage fuyons. Pas loin. À deux mètres environ. Derrière le canapé. Un peu comme dans les mauvais films d'horreur où la blonde se cache dans un endroit naze avant de se faire dégommer comme une mouche. Qu'importe. J'ai voulu sauver mon cul. Parce qu'un ivrogne en culotte avec un flingue chargé, ça vaut bien un petit fait divers dans les colonnes du Nice-Matin du 26 décembre.
Quand dans un instant de lucidité il est partit ranger son arme, on a soufflé et le déjeuner a repris son cours. Entre deux gambas pour les femmes et deux souris d'agneau pour les hommes, mon père me conseillait de manger "parce que tu es rachitique" et d'ailleurs "si je pouvais te donnais cinq kilos de mes 117". J'avais envie de lui répondre que s'il m'en donnait cinq il en ferait toujours 112, que c'est énorme et que je ne comprends pas comment on peut se laisser aller à ce point, mais je n'ai rien dit parce que voilà, il y avait toujours un pistolet chargé non bien loin du salon.
Et pendant qu'il nous racontait comment il avait souhaité le cancer à un flic, et pourquoi il avait attrapé un docteur par le col, couteau sous la gorge devant tous les élus municipaux, ma mère répétait tout bas qu'elle aurait dû divorcer depuis longtemps. Moi, je pensais qu'on était une famille formidable. De celles qui n'ont pas fait les scouts et qui sentent un peu le scandale.
C'est vrai que chez mon mec, le petit Noël parfait est trop fade. On doit offrir des cadeaux à des trous du cul qu'on n'a pas fréquenté de l'année, les enfants courent autour du sapin et il y a Johnny qui chante "Noël ensemble". Mon mec ne comprenait pas pourquoi j'avais envie de me suicider à chaque fois qu'on sortait de chez lui. Alors cette année, avant de partir il a pris une photo avec mon père autour de la bûche. Mais je suis pas folle, je ne vous la montrerai pas.