vendredi 23 mai 2014

Le CDI



J'avais redouté ce moment. Celui où je serai mise au pied du mur, celui de mes contradictions. J'espérais secrètement qu'il n'arrive jamais. Je ne me voyais pourtant ni déposer un dossier chez Pôle Emploi ni démarcher dans les magasins, essayer de bien vendre ma personne, afficher un faux sourire et faire semblant d'être motivée. Je n'aime en fait ni la nouveauté ni le confort d'un quotidien insipide. La vérité, c'est que de tout cela je n'en ai rien à faire. Je ne suis pas une battante. Encore moins contre des moulins à vent. Mon rêve? Vivre dans un camping car de luxe une caravane au fond de la forêt, voyager avec les moyens du bord, cuisiner pour les autres, aimer des animaux et prier en attendant que cela passe. L'autre vérité, c'est que je suis un gros tas de graisses mollesse et de couardise. Parce que pour parvenir à pourtant si peu j'ignore par où commencer. Alors comme tout un chacun ou presque je m'enferme dans le système. Celui pour lequel j'aimerais disparaître ou n'avoir jamais existé.

C'est pourquoi lorsque la riche blonde élancée, tout de rose vêtue m'a proposé un CDI mercredi, j'ai répondu oui. Et j'ai même eu l'hypocrisie d'affirmer que c'était une bonne nouvelle. Quant à elle, c'était facile d'afficher un sourire de conne, de bafouiller quelques mots et de s'allumer une cigarette avant d'appeler ses supérieurs pour leur annoncer que ouf, on avait trouvé une jeune conne payée le smic ou presque, qui n'était pas trop empotée et voulait bien rester. Oui, tout ceci était facile pour elle. Demain elle ira se faire la pédicure après le footing, elle s'arrêtera dans une épicerie bio et son seul souci la nuit tombée sera d'assortir ses bijoux à sa paire d'escarpins. Mais la blonde est gentille et pas trop snob, d'être directrice est le dernier de ses problèmes, elle ne me forcera jamais à vendre pour trente milles là où je ne vends que pour quinze.

J'ai accepté par défaut, comme il y a deux ans et demi. Je n'étais restée qu'un an dans la boîte, la vie était facile et fatigante. Il y avait de l'argent et de l'ennui, des clients exigeants et de longues journées à ne rien faire. Il y avait l'hypocrisie des collègues et des fous rires aussi. J'ai accepté parce que je n'ai pas de courage. La vie me fait peur et si j'ai souvent des idées champêtres et rêveuses, le système lui ne m'oublie jamais.

Beaucoup seraient contents d'avoir cette opportunité. Dans le contexte actuel un CDI est un luxe, se lever le matin sans avoir peur d'être dégagée le soir est une chance, gagner plus que la moyenne n'est pas donné à tout le monde, aller travailler sans la boule au ventre est un bonus. Mais vous commencez à me connaître, il m'en faut davantage pour sortir le champagne. Et à la fois beaucoup moins. Tout ceci à l'odeur de la réussite mais le goût de la défaite.

Je me dis que bientôt, je claquerais encore la porte. Peut-être que cette fois-ci j'aurais une caravane et un élevage d'écureuils. Ça fera rire les cons. Ces cons dont je fais un peu partie aussi.

dimanche 4 mai 2014

30 rue de la République

Combien de fois avais-je foulé ces marches? Des milliers.

Au 30 rue de la République rien n'avait changé. Les murs de la cage d'escaliers avaient pris un coup de vieux mais l'odeur était la même que jadis. À l'intérieur, rien n'avait bougé non plus. C'était à la fois ridicule et rassurant. Moi, j'aurais tout foutu en l'air et au diable les souvenirs. Eux, ils avaient décidé de tout conserver dans le détail.

Cela faisait douze ans qu'elle était morte et presque autant d'années que cet appartement vétuste n'était habité que par les allées et venues de quelques intrus, quelques intéressés. À l'époque ils se disputaient les tableaux, je ne le sais que trop bien. Chacun voulait arracher de ses dents son petit morceau d'héritage alors que Mémé dans sa dernière demeure n'était pas encore froide. Ici, il y a eu des querelles et des histoires de bons au porteur. De leurs pieds, ils ont souillé les lieux, et de leur âme sa mémoire.

L'appartement était petit, plus petit que dans mes souvenirs. Il y avait les médicaments dans le placard, son panier chéri accroché au même porte-manteau et dans la cuisine la vieille cafetière. L'endroit était devenu un véritable musée. De ceux qui vous transportent à des années lumière de votre quotidien vide et creux. Ce jour-là dans ma tête, raisonnait le mot "enfance". L'âme des vieux objets se réveillait à mesure que la mémoire me revenait.

C'est dans cette chambre que ma tante m'avait offert ma première paire de talons. Des compensées datant des années 1970. Au fond là-bas, dans le salon, il y avait eu quelques réveillons de Noël et beaucoup de galettes des rois. Dans cette cuisine, j'avais englouti des tonnes de cigarettes russes fourrées au chocolat. Jusqu'à présent j'avais occulté ce souvenir. J'ignore qui mettait un point d'honneur à m'apporter ces biscuits et maintenant que je les cherche il m'est impossible d'en retrouver. C'était bien avec ce Monopoly jauni par le temps que nous avions joué. Je ne comprenais pas les règles du jeu et bien que mauvaise perdante, je préférais de loin la Bonne Paye et le Mille Bornes.

J'avais dormi dans ce lit, Akim à mes pieds, quand mes parents étaient partis en Thaïlande. Cette nuit-là il avait chassé un rat. Je me souviens de la béchamel que je mangeais à la petite cuillère et des tomates farcies que personne ne savait faire comme elle. Ici aussi nous avions joué au ballon, au Uno et aux catcheurs. À présent il me semblait entendre l'écho de nos rires. Les murs se rappellent de tout.

Au 30 rue de la République ce jour-là, nous étions comme Paul et Sophie au moment des retrouvailles. Nous avions vécu un naufrage et le temps était passé mais de nous retrouver ici n'avait rien d'anormal. Il avait emporté beaucoup et à la fois peu. La preuve, celui qui m'avait ouvert la porte des souvenirs se rappelait encore de ce qui m'avait fait rire presque dix ans auparavant. On aurait pu reprendre la conversation là où elle s'était arrêtée, autour d'un filet de sandre et de son riz pilaf.

Au fond de la pièce demeurait le fauteuil et son éternel par-dessus démodé. Avant, je m'endormais paisiblement sur des genoux fermes, les yeux rivés sur l'horloge rose dont les chiffres me semblaient étrangers. J'ignorais la puissance à la fois tendre et dévastatrice des heures qui s'écoulent et puis des années. Ce jour-là au 30 rue de la République, le fauteuil était désormais vide mais je sais qu'elle nous regardait.