dimanche 4 mai 2014

30 rue de la République

Combien de fois avais-je foulé ces marches? Des milliers.

Au 30 rue de la République rien n'avait changé. Les murs de la cage d'escaliers avaient pris un coup de vieux mais l'odeur était la même que jadis. À l'intérieur, rien n'avait bougé non plus. C'était à la fois ridicule et rassurant. Moi, j'aurais tout foutu en l'air et au diable les souvenirs. Eux, ils avaient décidé de tout conserver dans le détail.

Cela faisait douze ans qu'elle était morte et presque autant d'années que cet appartement vétuste n'était habité que par les allées et venues de quelques intrus, quelques intéressés. À l'époque ils se disputaient les tableaux, je ne le sais que trop bien. Chacun voulait arracher de ses dents son petit morceau d'héritage alors que Mémé dans sa dernière demeure n'était pas encore froide. Ici, il y a eu des querelles et des histoires de bons au porteur. De leurs pieds, ils ont souillé les lieux, et de leur âme sa mémoire.

L'appartement était petit, plus petit que dans mes souvenirs. Il y avait les médicaments dans le placard, son panier chéri accroché au même porte-manteau et dans la cuisine la vieille cafetière. L'endroit était devenu un véritable musée. De ceux qui vous transportent à des années lumière de votre quotidien vide et creux. Ce jour-là dans ma tête, raisonnait le mot "enfance". L'âme des vieux objets se réveillait à mesure que la mémoire me revenait.

C'est dans cette chambre que ma tante m'avait offert ma première paire de talons. Des compensées datant des années 1970. Au fond là-bas, dans le salon, il y avait eu quelques réveillons de Noël et beaucoup de galettes des rois. Dans cette cuisine, j'avais englouti des tonnes de cigarettes russes fourrées au chocolat. Jusqu'à présent j'avais occulté ce souvenir. J'ignore qui mettait un point d'honneur à m'apporter ces biscuits et maintenant que je les cherche il m'est impossible d'en retrouver. C'était bien avec ce Monopoly jauni par le temps que nous avions joué. Je ne comprenais pas les règles du jeu et bien que mauvaise perdante, je préférais de loin la Bonne Paye et le Mille Bornes.

J'avais dormi dans ce lit, Akim à mes pieds, quand mes parents étaient partis en Thaïlande. Cette nuit-là il avait chassé un rat. Je me souviens de la béchamel que je mangeais à la petite cuillère et des tomates farcies que personne ne savait faire comme elle. Ici aussi nous avions joué au ballon, au Uno et aux catcheurs. À présent il me semblait entendre l'écho de nos rires. Les murs se rappellent de tout.

Au 30 rue de la République ce jour-là, nous étions comme Paul et Sophie au moment des retrouvailles. Nous avions vécu un naufrage et le temps était passé mais de nous retrouver ici n'avait rien d'anormal. Il avait emporté beaucoup et à la fois peu. La preuve, celui qui m'avait ouvert la porte des souvenirs se rappelait encore de ce qui m'avait fait rire presque dix ans auparavant. On aurait pu reprendre la conversation là où elle s'était arrêtée, autour d'un filet de sandre et de son riz pilaf.

Au fond de la pièce demeurait le fauteuil et son éternel par-dessus démodé. Avant, je m'endormais paisiblement sur des genoux fermes, les yeux rivés sur l'horloge rose dont les chiffres me semblaient étrangers. J'ignorais la puissance à la fois tendre et dévastatrice des heures qui s'écoulent et puis des années. Ce jour-là au 30 rue de la République, le fauteuil était désormais vide mais je sais qu'elle nous regardait.


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