samedi 7 juin 2014

La revoir

Ce n'était pas une très belle enfant. Son visage était plus drôle que mutin, sa voix toujours enrouée et elle agissait parfois comme un garçon manqué. À l'école elle n'était pas la plus brillante non plus. À côté d'elle, j'étais la précieuse, petite fille modèle, forte en Français et qui portait bien les habits de poupée.

Quand nous nous sommes rencontrées au CP, ça sonnait comme une évidence puisqu'on portait le même prénom. Lorsque la maîtresse demandait à l'une de nous de lire un passage de "Gafi le fantôme", on y allait en chœur. Ça la faisait toujours rire, moi beaucoup moins. Je me souviens qu'elle avait de l'humour et de l'auto-dérision mais je me demande ce qui pouvait bien nous faire marrer entre six et dix ans et à quelles bonnes blagues puis-je faire allusion quand j'affirme qu'elle était si drôle.

Le jeudi nous nous retrouvions à la danse et je me souviens des spectacles de fin d'année, de nos costumes, de l'ambiance qui régnait, du stress et de l'excitation, de la peur du faux pas et de la fierté devant les parents. J'aimerais retourner juste une fois derrière le rideau, simplement pour lui dire que je serai toujours son amie et que dans dix ans on dansera encore.

Comme souvent dans ma vie, j'évince les rares personnes qui me veulent du bien, privilégiant la raclure. Et c'est sûrement pourquoi nous ne nous fréquentions déjà plus vraiment au collège. Sans doute avais-je choisi des gens plus sûrs d'eux et plus snobs. Je ne sais pas, je ne me souviens plus de la cassure. J'ai tendance à vite effacer mes erreurs, c'est certainement plus facile que de se remettre en question. J'étais un peu prétentieuse et dans ce collège de bourgeois je voulais peut-être fréquenter des gens qui ne me correspondaient même pas, toucher du doigt quelque chose de bien vide et creux. La stupidité a parfois belle allure.

Avec elle tout était simple, on ramassait des châtaignes que son beau-père faisait griller au barbecue, on improvisait des pique-niques au soleil et on mettait des boules de pétanque sous nos pulls pour voir comment ça ferait quand on aurait des seins. Le Karma me l'a bien rendu, il m'a offert deux cochonnets. Elle était candide, ne jugeait personne, c'était une petite qui avait une belle âme, pure comme celle d'un enfant, simplement. J'étais plus mature qu'elle, j'avais déjà sondé quelques tréfonds, je connaissais la bassesse et sentais poindre en moi une douleur innommable. J'avais déjà compris que tout ne serait jamais rose. J'étais mûre oui, mais pas plus intelligente. J'aurais pu fermer les yeux et profiter de l'instant, engloutir des tonnes de châtaignes sans savoir qu'un jour je m'interdirai d'en manger, j'aurais pu m'allonger dans l'herbe et chercher les animaux dans les nuages. Ça oui, ça aurait été intelligent. Il suffisait de croquer la vie. Il n'en fut rien ou pas grand-chose, à cause du petit démon dans mes entrailles, celui qui susurrait sans cesse que tout était chimérique et un brin trompeur.

Je l'ai beaucoup aimée et j'adorais sa façon de faire comme elle voulait sans regarder à côté. Toutefois, la vie - ou moi-même, inconsciemment - a décidé de nous séparer. Je n'ai pas souvent pensé à elle, j'ai tracé ma route et au diable les cours de danse.

Et puis un jour je l'ai aperçue dans une papeterie. L'endroit improbable où je n'étais pas destinée à mettre les pieds. J'étais surprise qu'elle soit devenue jolie et elle ne m'a pas vue. Je me suis rappelé de ces quelques années côte-à-côte et après quelques recherches sur le web j'ai su qu'elle était hôtesse de l'air. J'ai ressenti un peu de jalousie. On n'aime pas forcément que les autres réussissent mieux que nous, surtout lorsqu'on avait toutes les cartes en main pour tutoyer des sommets. J'ai donc été jalouse. Et fière à la fois. Fière d'avoir eu jadis une amie qui a réussi.

De la revoir m'a fait quelque chose et depuis je la croise souvent mais elle évite mon regard. Nous sommes devenues deux étrangères et tant d'années plus tard je ne vois pas comment recoller les morceaux. On ne se connaît plus, il est loin le temps des châtaignes. Elle apparaît souvent dans mes songes et lorsque je me réveille les draps sentent la nostalgie et le temps passé.

Un jour viendra, quand le démon sera bien luné et repu de mes névroses, j'essaierai de lui adresser la parole et tant pis si je passerais pour une sans amis. On n'a pas tous les jours dix plus douze ans, encore un peu de temps devant soi et des boules de pétanque dans nos souvenirs.