dimanche 27 octobre 2013

C'était une fille à problèmes

Nadia avait un long visage maigre et des petits yeux perçants qu'elle ne semblait pas maquiller. Ce n'était pas une très belle fille. Elle était brune méchée blonde comme au début des années 2000, en dépit de sa belle qualité de cheveux. Le plus étonnant, c'est que son corps n'allait pas avec son faciès. Elle était grande et massive mais pas du buste. Fine du haut et large en bas, des hanches et des jambes rondes. Très vite, elle m'appris qu'elle était une jeune mère. Mariée à dix-huit ans et maman à vingt. J'imaginais que sa fille devait porter un nom à la con, une invention comme c'est la mode. J'avais raison. On avait le même âge mais je comprenais maintenant pourquoi Nadia paraissait plus âgée et plus mûre. Elle s'attendait à une réaction de ma part, c'était mal me connaître. Peu m'importe le choix des gens. Tant qu'ils me foutent la paix. Je me suis projetée un instant derrière une poussette et j'ai chassé cette image aussi vite. Moi, je suis encore une enfant. J'éduque des chats et c'est déjà beaucoup. Mes principes d'éducation? Apprendre à boire de la soupe à la cuillère plutôt que de tremper sa patte, embrasser maman sur la bouche et finir sa gamelle de courgettes sans rechigner. (J'entends d'ici ma belle-sœur "Des courgeeettes?! Mais vous avez les moyens, vous!") 

Le premier jour de Nadia, je ne l'ai pas bien accueillie. J'avais la tête dans le cul à dix minutes de l'ouverture et je l'ai prise pour la cliente reloue du matin qui attend là comme une potiche et finit par se diriger vers toi en te lançant LA phrase que tu redoutes tant: "Vous ouvrez à quelle heeeeeeure?" Non. Nadia venait pour l'essai et au fond ça me faisait bien rire, parce que depuis deux mois nous étions en sous effectif et je me tapais des horaires d'esclave sous prétexte que le patron n'avait pas envie de payer quelqu'un. J'avais envie de lui dire "Tourne les talons ma petite". Mais je ne l'ai pas fait et j'ai esquivé ses questions harcelantes. Parce que le problème de Nadia, ce n'était pas la qualité de son travail. Je pense même qu'au bout de cinq jours elle gérait mieux que moi, parce qu'elle avait vraiment besoin de travailler. Son souci, c'est qu'elle ne s'arrête jamais de questionner. Et tout y passe. Ton salaire, les heures supp, le treizième mois, pourquoi la femme du patron est marquée sur le planning, et combien gagne celle qui est là depuis dix ans. Des questions qu'on ne doit pas poser au bout de dix minutes. J'ai compris qu'elle était pointilleuse. Trop pour mon patron qui est un magouilleur. Et quand elle a commencé à me demander à combien s'élevait mon loyer et où mes parents s'étaient rencontrés, j'ai compris qu'elle allait vite me gaver. En fait c'était déjà le cas.

La semaine se passait et Nadia était regardée d'un mauvais œil. Pas particulièrement par mon patron qui n'était même pas présent, mais par les collègues et Sandrine qui à coup sûr devaient la trouver aussi louche que moi. Il faut dire que j'avais déjà bien ouvert ma gueule et que ça n'avait pas dû jouer en sa faveur... Mais elle travaillait bien, c'était indéniable. Elle avait l'habitude, répondait bien aux clients et savait se repérer dans le stock. Elle était volontaire, parce qu'elle avait une autre petite bouche à nourrir.

Et puis vendredi après-midi le patron était très froid. Ce n'était pas le même que d'habitude. Il allait et venait sans sourire. À 16h40 il l'a interpellée juste devant le magasin. Je n'entendais pas ce qu'il disait mais Nadia lui a répondu "Oui. D'accord." calmement. Elle est revenue dans le magasin sans lui et m'a annoncé, les yeux grands ouverts "Il me garde pas!" À 16h45, elle était partie. Je le savais depuis la veille et j'ai dû faire l'étonnée. Elle avait l'air sonné. Une heure avant elle me disait qu'elle avait hâte d'être en décembre parce qu'il y aurait plus de clients. J'avais envie de lui dire de ne pas partir si optimiste mais je n'ai pas pu. Le patron lui a parlé d'un "mauvais feeling" quand elle lui a demandé un motif. À moi, on m'a dit que c'est un magasin voisin qui aurait eu une mauvaise expérience avec elle. Il parait que c'est une fille à problèmes. Et une mythomane.

Je ne sais pas qui était vraiment Nadia. Une jeune mère, mariée mais qui n'a pas encore de chez elle. Je veux bien croire que ce n'est pas la situation idéale pour un patron. C'est certainement mieux d'embaucher une connasse comme moi qui habite juste au-dessus et ferme sa bouche. Parce que je n'ai justement pas d'autres bouches à nourrir que la mienne et celles de mes chats, pas de problème de crèche ni de couches. J'ai imaginé la suite, la sienne, quand elle est sortie du magasin son manteau sur le dos. Elle a dû appeler son mari et se sentir dans une insécurité financière incroyable. Un salaire pour trois, c'est bien peu.

Le tort de Nadia, ce n'est pas d'avoir été une jeune mère trop pointilleuse avec les lois. Son tort, c'est d'être moitié maghrébine et mariée à un marocain qui n'a pas une tête de suédois, dans un pays dirigé par une élite. Avoir salué son mari un jour devant le magasin, ça c'était une erreur. Parce que Sandrine elle, elle a une belle gueule à voter FN.



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