samedi 15 mars 2014

Avant je jetais la nourriture

Chez nous, on était aisés. Il n'y avait pas de fin de mois difficile. On avait déjà entendu cette expression sans n'y connaître rien. On savait que ça existait, au fond là-bas, loin de notre jardin d'Eden, mais on était peu conscients de notre chance. Quand j'écris "on" je veux dire "je", parce qu'en plus d'avoir le cul bordé de nouilles, j'étais fille unique. 

Mais comme l'argent ne tombait pas pour autant du ciel, il n'était pas question de gaspiller. Un yaourt oublié au fond du frigidaire rendait Maman hystérique. Je me souviens des tôlées que j'ai pris à chaque fois que des Flamby "que je n'avais pas demandés" finissaient à la poubelle. J'ai ramassé quelques gifles. Riche mais battue, qu'est-ce que tu penses. Je me souviens aussi des "enfants qui meurent de faim", ceux dont on nous parlait souvent au catéchisme. Mais c'est dingue comme la misère ne nous fait rien quand on est gosse et qu'on a tout.

Quand à dix-neuf ans je suis partie faire ma vie, j'avais un bon salaire et pas vraiment de frais. Je remplissais le frigo sans trop regarder et je commandais des sushis cinq fois par semaine. Le reste du temps j'étais au restaurant, je ne cuisinais pour ainsi dire jamais, et je finissais par jeter la moitié du frigo sans cas de conscience particulier. La vie était facile, un tantinet opulente. J'habitais dans un squat mais ne me privais de rien. Les gens qui ne faisaient que parler d'impôts et de la crise étaient des cons qui faisaient chier.

Et puis un jour, dans un état d'esprit pas tellement mature et me croyant riche, j'ai envoyé péter mon travail et ses contraintes. Dans le fond cet acte un peu barbare faisait suite à une probable dépression qui n'avait pas été soignée. J'avais besoin de souffler. L'année avait été difficile. Et puis j'ai fêté ça pendant deux mois. À coup de champagne et de sushis. Évidemment, j'ai grossi. J'ai passé du temps avec mes proches mais ils sont tellement sauvages, zappé mes potes et leurs énergies négatives. En fait j'ai cru pouvoir profiter de la vie et me suffire à moi-même. Hélas sans revenus il n'en fut rien ou pour peu de temps. Alors j'ai ouvert le blog, pensant pouvoir guérir quelque chose. La bonne blague. Un jour il a fallu retourner chercher du travail. Une semaine plus tard je me suis retrouvée dans un magasin de merde et sept mois après à la maison, au chômage. Entre temps j'avais déménagé dans un bel appartement, c'était une renaissance. Le loyer était plus conséquent et j'avais déjà arrêté les restaurants. Mais désormais, il me fallait apprendre à faire les sushis moi-même. Le bon poisson était devenu trop cher alors je les faisais au concombre, au pruneau, jusqu'à finir par manger le riz nature. Parfois j'y ajoutais de la sauce soja et un peu de wasabi pour faire semblant.

Les premiers impôts ont suivi, parce que le sort avait décidé que d'être sans emploi n'était pas une leçon suffisante. Au départ il y a eu les parents pour gérer, après il a bien fallu se débrouiller. J'ai été dans le rouge pour la première fois de ma vie. Quelque chose comme - 20€. Ça faisait rire les amis à qui j'en parlais comme du drame de ma vie, parce qu'ils avaient l'habitude d'être à des centaines d'euros de découvert. Ce qui me choquais vraiment, c'est que c'était l'État qui me mettait dans la merde, et non moi-même en passant des commandes sur Asos. Sans ce système à la con j'aurais au moins pu boucler le mois sans y laisser mon frigo.

Remarque, ça tombait bien. J'avais décidé de maigrir et ça fonctionnait. J'ai appris à me nourrir spirituellement plutôt que de m'empiffrer comme une porcasse. Et si vous voulez mon avis, certains devraient en prendre de la graine. 

J'ai (re)commencé à prier et à avoir le goût des choses simples. J'ai cherché la lumière au fond du trou. Et si je ne suis pas encore persuadée de l'avoir trouvée, je sais en revanche que beaucoup de choses sont gratuites. Un thé au soleil sur la terrasse, une promenade de bonne heure... Il faut savoir en apprécier la valeur.

Aujourd'hui je suis bien partie pour rebondir. Je travaille là où jadis j'avais claqué la porte. Il n'y a plus de Flamby dans le frigo, et si d'aventure j'en avais envie, je prendrais une sous-marque car peu importe, maintenant je sais qu'ils ont le même goût. Et même une semaine après péremption. Je ne jette plus. Je n'ai pas peur de manger de la salade qui tire un peu la gueule et je garde les blancs d'oeufs. 

Je n'ai pas connu la guerre et n'étais pas miséreuse. Mais j'ai connu l'opulence et pourtant j'étais misérable.


6 commentaires:

  1. Magnifique leçon de vie. Bravo.
    Et tu vas y arriver, à rebondir.

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    1. Leçon de vie je ne sais pas, en tout cas ça m'a servi.

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  2. La vie nous fait évoluer et tu évolues bien ;-)
    Tu as bien raison pour les choses gratuites et j'ajouterai un câlin de la part de notre chat ( quand il veut bien sûr ) )
    Biz

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    1. Je les force, au moins c'est réglé. Avec ce que je me suis saignée pour eux ça va, un peu de reconnaissance :).
      Biz

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  3. Vraiment très touchant ton article, c'est parfois quand on passe de l'autre côté de la barrière qu'on se rend compte des choses, mais c'est sûr que tu vas rebondir :-)

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    1. Heureusement cette période appartient désormais au passé. Ah et je suis fan de toi sur FoodReporter ;-)

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