jeudi 26 mars 2015

Rayonnante


Tu étais rayonnante et ne m'as pas regardée. Je me demande si tu ne m'as pas vue - portée par ta quiétude loin d'être feinte - ou si tu as fait semblant de ne pas me voir, comme on détourne les yeux des sans abris quand on a rien à donner. Tes cheveux blonds, tes yeux si bleus, ton teint de pêche et ton ventre désormais rond te donnaient l'air d'un ange. Tu respirais le bonheur et je puais le rosé. J'ai essayé d'imaginer comment serait ton enfant. Tu étais rayonnante et moi bourrée. J'avais le cheveu mal peigné et un bouton, tu sais, à force d'enchaîner les verres et de m'endormir maquillée. Non, en fait tu ne sais pas. Tu as toujours été saine et je te trouvais coincée. Tu étais la petite demoiselle parfaite, de celles qui mettent des chemisiers et des mocassins. Le dimanche, tu allais faire les courses au marché avec ton panier à roulettes. Ensuite, tu te permettais de faire la morale parce que j'avais acheté du taboulé chez le traiteur. Je te trouvais sympathique et drôle mais tu me faisais un peu chier à cause de tes manies de vieille. Tu étais du genre à garder les élastiques et à mettre du scotch sur les paquets de biscuits. Pendant une époque, je vous ai sincèrement appréciés ton mec et toi. Je n'aurais pas pensé que vous finiriez par vous marier. Votre bonheur trop parfait, je n'y croyais qu'à moitié. Jamais je ne t'aurais souhaité du mal mais il faut le reconnaître: tu lui cassais un peu les couilles. Tu lui imposais des choses, tu criais pour rien. Chez vous, il y avait plein d'obligations et autant d'interdictions. Il fallait se déchausser sur le paillasson comme le font les gens propres et de bonne famille, et puis fumer à l'extérieur, et puis prendre l'apéritif sur le canapé. Commander une pizza? Non, c'est une dépense inutile.

Avec mon mec, on se moquait parfois de vous. D'ailleurs c'est en te fréquentant qu'il a arrêté de me trouver casse-couilles. On se moquait un peu de ton côté psychorigide. On le trouvait brimé, tu lui avais un peu mis la laisse au cou. Il ne devait pas fumer alors il le faisait en cachette, sur la terrasse bien entendu. Mon mec lui faisait fumer des pets et boire de la bière. Tu devais bien nous aimer mais un peu nous diaboliser quand-même. Je ne te parlerai jamais de notre première année à tous les deux. Du studio pourri dans lequel on vivait, des emballages de bouffe sous le lit, des mégots écrasés près du clavier, des assiettes en carton qu'on se tirait dans la gueule, de la vaisselle qui finissait par pourrir dans le lavabo, de l'odeur de beue dans le hall d'entrée, des flics qui avaient sonné chez nous parce qu'on hurlait de rage. Je ne t'en parlerai pas parce que c'est la honte. Avec ton regard un tantinet condescendant, tu avais pourtant déjà tout compris. Ce mec allait me faire vivre une vie de merde. Il fallait le recadrer, lui mettre des Stop, le traiter en esclave, lui couper les couilles. Tu avais tout compris et ne disais rien. Plus tard, quand on était bien installés et plus sages, il a sûrement jugé que j'étais devenue trop dure et toute sa vie n'était plus que mensonges. Il m'a jetée dehors sans considération suite à des problèmes financiers que j'ai découverts. C'était tellement difficile et ça l'est encore, tu ne peux pas imaginer. Ça a duré des mois et ça dure encore. Tu avais raison, en fait. La vie est chère, il faut sûrement compter, ne pas trop donner et surveiller l'autre. Avec ton panier de vieille à vingt-cinq ans tu avais des principes que la poissonnière que je suis avais aussi, quelque part. Seulement avec lui, capricieux et dépensier, c'est sûr, je ne risquais pas de m'en sortir.

Aujourd'hui je vis seule et chez moi rien ne bouge jamais. Tout est propre et il n'y a plus de vaisselle. Je bois, je fume mais je gère bien mon budget. Je suis mieux sans lui et pourtant tu sais, paradoxalement, ce n'est pas lorsqu'on vivait officiellement sagement, avec la femme de ménage et les gentils chatons que j'étais la plus heureuse. Ce n'est pas lorsqu'on avait ce si bel appartement dans lequel on ne vous a jamais invité, que j'étais épanouie. D'ailleurs si j'ai mis mes distances alors que tu avais toujours du bon vin, c'est simplement parce que j'allais mal. Je regrette une chose, c'est de ne pas être venue à votre mariage, une semaine avant mon "divorce" inattendu. Je regrette d'avoir été nonchalante mais je sais que tu t'en fous, on n'était pas vraiment amies. D'ailleurs ni toi ni ton mec n'a jamais pris de mes nouvelles lorsque j'ai dégagé. Je ne peux pas vous le reprocher, je ne sais pas ce qui a été raconté là-bas. Et puis vous êtes adultes. Trop à mes yeux pour des gens qui n'ont même pas trente ans. Oui tu vois, ça ne m'a pas vraiment servi de leçon. Je continue de dire qu'on ne sait jamais, que ce n'est pas parce qu'on a un chien et bientôt un enfant que tout est rose. J'étais véritablement heureuse la première année, quand on pétait les plombs et cassait les portes. Après, il avait l'air d'un mec bien et tout est devenu si plat. Je ne culpabilise pas de ne ressembler à rien et de ne pas avancer, mais l'autre soir toi tu étais rayonnante et j'ai pris une claque, j'avoue. J'aurais aimé avoir ta vie l'espace d'un instant. J'aurais aimé me sentir aimée, caresser mon ventre où grandirait ce bout de moi, de "nous", de celui qui prendrait soin de moi comme lui prendra soin de vous. Je me souviens lorsqu'il m'avait annoncé qu'il allait te demander en mariage à Bali, je me souviens de ma joie sincère mais aussi de ce petit pincement là au-niveau du cœur, je me souviens avoir pensé "Et moi, le mien? Il m'emmène où? J'adore voyager, pourquoi ne fait-on rien?". J'ignore si vous finirez bien mais je vous le souhaite. Vous avez bâti quelque chose de vos mains sans être vraiment gâtés.

L'autre soir tu étais rayonnante et ne m'as pas vue. Difficile de s'exposer à la lumière quand on a trop longtemps vécu dans l'obscurité. Si tu m'avais regardée dans les yeux, j'aurais eu honte. Honte de ne pas m'être inspirée de tes principes avant, honte de ne vous avoir jamais invités, à cause de mon mal-être et de mon ennui. Si tu m'avais regardée j'aurais peut-être baissé les yeux. J'ai fait les mauvais choix, tu avais sûrement raison, je lisais en transparence ce que tu pensais de nous, de son immaturité qui en réalité n'était pas seulement la sienne.

Demain peut-être, lorsque fatiguée de me réveiller cuite, lassée de ne plus savoir si je dois prendre le petit-déjeuner ou me resservir un verre, demain peut-être si j'ai grandi, je te prendrais un peu en exemple pour un jour venir te saluer la tête haute.

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