samedi 18 mai 2013

Un appel de mon père

Autant vous dire que c'est une chose qui n'arrive jamais. La dernière fois qu'il m'a appelé j'avais quinze ans et il menaçait de venir me péter les dents si je ne rentrais pas à la maison tout de suite. Sur le moment j'étais sûrement occupée à faire une pipe à mon mec de l'époque et ce n'est que plus tard que j'ai remarqué avec effroi environ dix appels de ma mère et autant de mon père, des messages vocaux assassins et menaces d'appeler la police si je ne rentrais pas de suite. Je venais de remporter la palme d'or. Le temps que je redescende la vallée (à pieds il faut compter une vingtaine de minutes; je vous laisse imaginer l'état de panique dans lequel je me trouvais), mon destin était déjà scellé: les parents qui à l'avenir m'attendraient à la sortie du collège chaque jour et plus aucune activité extra-scolaire. Mais surtout une analyse d'urines. Le motif du scandale: quelqu'un leur aurait dit que je fumais du Shit. (Faux. Même pas de la beue.) Ils ont bien perdu la gueule quand un mois de punition plus tard le résultat est tombé dans la boîte aux lettres: négatif. 

Cette histoire je le reconnais a marqué mon adolescence au fer rouge. De mon côté je ne m'étais servi du numéro de mon père que pour lui envoyer deux ou trois messages quand il était en cure de désintoxication. C'est là je crois que notre communication s'arrête.

C'est pourquoi j'ai eu très peur ce matin à neuf heures quand mon téléphone a sonné et que le nom de mon père s'est affiché. Je suis bien la dernière personne qu'il appelle, et encore moins pour prendre des nouvelles. J'aurais bien rigolé si c'était pour m'accuser de fumer des skunks. Je lui aurais dit "toi l'alcoolique ta gueule. C'est ça oui, viens me chercher, je te fais arrêter direct." En fait je n'y ai pensé qu'après coup. Parce que sur le moment j'avais tellement peur. J'ai pensé à un drame. S'il avait eu un accident. Si c'était moi qu'on avait choisie dans son répertoire pour l'annoncer. S'il avait fait du mal à ma mère. Lui ou un autre. À ce que j'allais dire à mon patron à dix minutes de l'ouverture du magasin. Puis j'ai décroché. 

"A... Alo? (voix tremblante)
- Aloooo, ma fiiille? (Oula. Ça y est tu me considères?) C'est Papa! (J'ai plutôt l'habitude de t'appeler par ton prénom mais bon)
- Oui. Ça va? Qu'est-ce qui se passe? (abrège, au lieu de faire genre Une Famille Formidable)
- Je viens d'avoir Georges au téléphone (un ami de la famille), sa fille (avec qui j'ai perdu contact depuis des années) repart demain soir à Paris pour ses études. C'est quand tes jours de repos? 
- Euh... Ben, le jeudi, le samedi après-midi et le dimanche... Mais pourquoi?
- Le dimanche! Donc demain tu montes au village, tu vas manger à leur restaurant à midi, c'est pour moi, tu prends ce que tu veux. Et ton chéri (depuis quand tu t'intéresses à lui?), c'est bon il travaille pas demain? Passe-le moi! 
- Non mais euh il est à la maison là, moi je vais au travail. 
- Ahhh, bon ben demain tu viens chercher la voiture, vous montez toi et ton mari (hein?) manger dans leur restaurant, j'ai déjà tout réglé avec Georges. Comme ça tu vois Carole.
- Oui oui, ok. Demain... Ouais." 

Il répète trois fois la même chose en disant toujours "ton mari", moi je réponds "oui oui" pour ne pas l'énerver. Je me demande quel délire il est en train de se taper. Monter au village pour voir une copine perdue de vue depuis plusieurs années? Un dimanche de Pantecôte? Avec mon mec (pardon, mon mari)? Manger à l'oeil? Je me dis que ça part d'un bon sentiment alors je continue d'acquiescer. 

Une fois qu'il raccroche je comprends qu'il était bourré. Je demande à ma mère par SMS. Elle le confirme à demi-mot. Je lui demande de prévenir Georges que mon père a raconté n'importe quoi. C'est sa fille qui me rappelle. Je lui explique la situation et m'excuse pour le spectacle. Heureusement qu'elle connaît la personnalité fantaisiste de mon père. On a dit qu'on se verrait en juillet. 

C'est de cette façon, à cause de cet appel extravagant, que j'ai su que mon père avec qui je n'ai presque plus aucune complicité depuis longtemps déjà, est retombé dedans. Dans l'alcool je veux dire. J'en avais entendu parler sans vraiment y croire. Aujourd'hui c'est certain. 

J'aurais pu être abattue comme avant, quand j'étais gosse et qu'on arrivait à ce fameux jour où après deux ans d'abstinence et de bonheur absolu il avait l'air louche et tenait des propos incohérents. LE jour où on comprenait ma mère et moi, qu'on était reparties pour un tour de grand huit. Ben non figurez-vous, cette fois-ci j'ai pris la chose avec beaucoup plus de philosophie. Ou plutôt de résignation. Mais toujours la même honte de son attitude, dix ans plus tard.
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